L’agentivité (parfois appelée actance, capacité d'agir ou puissance d'agir) est un concept central dans les sciences sociales et la philosophie. Emprunté à l’anglais agency, il désigne la faculté d’un individu ou d’un groupe à agir de manière intentionnelle sur son environnement, à le transformer et à influencer autrui. Ce concept met en lumière la dimension active et volontaire des acteurs sociaux, par opposition à une vision passive ou déterminée de leur comportement.
Terminologie
Difficulté de traduction
La traduction du concept d’agency en français suscite des débats académiques, car il s’inscrit dans un « univers sémantique en construction », comme le souligne la sociologue Monique Haicault[1]. La complexité de cette traduction tient au fait que le mot anglais emporte à la fois l’idée de capacité, de pouvoir et d’initiative.
Plusieurs propositions ont été avancées pour traduire ce concept. Dans les études de genre, les traducteurs de Judith Butler ont privilégié des expressions comme capacité d'agir[2] ou puissance d'agir[3], qui soulignent la dimension dynamique et potentielle de l’action. Cependant, le néologisme agentivité s’est progressivement imposé dans certains cercles de recherche, notamment au Canada[4], où il est fréquemment employé dans les travaux en sciences sociales et en éducation. En France, il est utilisé dans des travaux interdisciplinaires associant anthropologues, sociologues et linguistes[5]. Par exemple, Dominique Malatesta, Dominique Golay et Christophe Jaccoud l’emploient pour analyser la participation de jeunes filles de milieux populaires à des clubs de football et de twirling-bâton[6]. De même, Mériam Cheikh y recourt dans son étude sur la prostitution au Maroc[7],[8].
Critique du mot agentivité
La traduction d’agency par agentivité est controversée. Comme le note Annie Jézégou, chercheuse française spécialisée en sciences de l’éducation, dans le Dictionnaire des concepts de la professionnalisation (2022), cette adaptation introduit une ambiguïté conceptuelle. Le mot agent en français revêt des significations variées selon les courants sociologiques. Dans la sociologie de la domination, il peut désigner un individu soumis à des structures de pouvoir ; dans la sociologie des organisations, il renvoie à un acteur rationnel ; dans la sociologie clinique, il évoque une personne engagée dans un processus de transformation de soi. Cette polysémie peut conduire à des malentendus sur la nature même de l’agency, qui se rapporte à la prise d’initiative et à la capacité à façonner sa propre trajectoire.
Jézégou estime en outre qu’agentivité constitue un anglicisme maladroit, une traduction calquée sur l’anglais sans prendre en compte les particularités sémantiques du français. Elle souligne que cette adaptation souffre d’une ambiguïté en raison de sa racine agent, qui, en français, évoque souvent un simple exécutant plutôt qu’un acteur autonome et intentionnel[9]. Cette connotation d’exécution passive entre en tension avec l’idée d’agency, qui insiste sur l’autonomie et la capacité à prendre l'initiative de changements.
D’autres termes sont parfois préférés pour éviter cette confusion. Le mot actance, par exemple, est basé sur les racines acte et action. Il est utilisé en linguistique et en sociologie pour désigner la capacité d’un sujet à agir de manière intentionnelle et transformative. Cette notion converge avec celle de l’agency. Par exemple, dans leur ouvrage Les Savoirs d’action : une mise en mot des compétences (2004), Jean-Marie Barbier et Olivier Galatanu définissent l’actance comme « la capacité d’un sujet à s’engager dans une action, à en assumer la responsabilité et à en transformer les conditions »[10].
Cependant, malgré sa pertinence, actance ne connaît pas à ce jour une large diffusion en dehors de ses disciplines d’origine, comme la linguistique et la sémiotique. Son usage reste marginal dans les sciences sociales, où des termes comme agentivité, capacité d’agir ou puissance d’agir lui sont préférés.
Disciplines utilisant le concept
Sciences de l'éducation
Dans les sciences de l’éducation, l’analyse du travail, telle que conçue par la didactique professionnelle, joue un rôle clé dans la construction de l’autoefficacité et de l’agentivité[11],[12]. Ces travaux mettent en avant le rôle de l’expérience et de la réflexivité dans le développement de la capacité à agir.
Sociologie
En sociologie, l’agentivité est la capacité d’agir, par opposition à ce qu’imposent les structures sociales. Un numéro de la revue universitaire Rives méditerranéennes de 2012 a été consacré à étudier ses usages en études de genre[13].
Histoire
La notion d’agentivité est utilisée en histoire pour mettre en avant le rôle des acteurs jusque-là considérés comme périphériques dans les conflits, par exemple[14]. Elle tente de donner une voix à ceux qui ont été marginalisés dans les récits historiques traditionnels.
Philosophie morale
En philosophie morale, l’agentivité est un concept distinct, une sorte de prérequis à toute considération éthique. Elle précède toute réflexion morale, car si un être est incapable d’action, aucune question morale ne s’applique à lui. Néanmoins, on peut avoir la capacité d’agir sans posséder de sens moral, sans faculté d’évaluer ou de décider ce qui est bon ou mieux.
Psychologie
En psychologie, l’agentivité est la perception de soi comme acteur du monde, capable de faire arriver des choses, et pas seulement comme quelqu’un à qui il arrive des choses[15] [note 14]. Elle peut être consciente ou non, et intentionnelle ou non. Un agent possède généralement, mais pas toujours, une sorte de perception directe de son activité ; certains sont également conscients des buts de leur activité.
Selon Albert Bandura, « l’autoefficacité est la variable clé de l’agentivité[16]. » Par ailleurs, dans le cadre de l’éducation thérapeutique du patient, l’autoefficacité favorise l’autorégulation de la santé-dans-la-maladie[17].
Références et notes
- ↑ Monique Haicault, « Autour d’agency. Un nouveau paradigme pour les recherches de Genre », Rives méditerranéennes, no 41, , p. 11–24 (ISSN 2103-4001, DOI 10.4000/rives.4105, lire en ligne, consulté le ).
- ↑ Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion, préface d'Eric Fassin, traduction de Cynthia Kraus, La Découverte, Paris, 2005 (ISBN 978-2-7071-5018-9).
- ↑ Le Pouvoir des mots. Politique du performatif, préface de Charlotte Nordmann et de Jérôme Vidal, traduction de Charlotte Nordmann avec la collaboration de Jérôme Vidal, Éditions Amsterdam, Paris, 2004.
- ↑ « Agentivité : capacité d'intervention sur les autres et d'agir dans le monde […] L'agentivité est directement liée à la notion de gestion de soi qui comporte un ensemble varié de techniques par lesquelles l'individu exerce cette influence sur le cours de sa vie. Les croyances relatives à son efficacité personnelle constituent le facteur essentiel de l'agentivité humaine. »
« Agentivité de l'enseignant - teacher agency » sur termiumplus.gc.ca. - ↑ Aurore Monod Becquelin et Valentina Vapnarsky, L'Agentivité. Ethnologie et linguistique à la poursuite du sens, Paris, Ateliers d'Anthropologie, (lire en ligne).
- ↑ Malatesta, D., Golay, D., & Jaccoud, C. (2016). « L’agentivité des jeunes filles dans les clubs sportifs : entre émancipation et reproduction des normes ». SociologieS, Dossiers, Genre et sport.
- ↑ Cheikh, M. (2013). « Agentivité et stratégies de résistance dans la prostitution au Maroc ». Cahiers d’études africaines, vol. 53, n° 209-210, p. 245-266.
- ↑ Fatiha Kaouès, « Review of Transgresser au Maghreb. La normalité et ses dépassements », Archives de sciences sociales des religions, vol. 64, no 188, , p. 297–299 (ISSN 0335-5985, lire en ligne, consulté le ).
- ↑ Jézégou, A. (2022). « Agentivité ». In Dictionnaire des concepts de la professionnalisation. Louvain-la-Neuve : De Boeck Supérieur.
- ↑ Barbier, J.-M., & Galatanu, O. (2004). Les Savoirs d’action : une mise en mot des compétences. Paris : L’Harmattan.
- ↑ Marc Nagels, « Analyse de l'activité et développement de l'auto-efficacité. Contribution à une théorie agentique de la formation des compétences critiques des cadres et dirigeants de la santé publique ». Éducation. Université de Nanterre - Paris X, 2008.
- ↑ Dejours, C. (2009). Travail vivant, tome 2 : Travail et émancipation. Paris : Payot.
- ↑ « Agency : un concept opératoire dans les études de genre ? », Rives méditerranéennes, no 41, (ISSN 2103-4001 et 2119-4696, DOI 10.4000/rives.4084, lire en ligne, consulté le ).
- ↑ « N° 8157 - Janvier 2024 », sur Documentation Photographique (consulté le )
- ↑ « BLOG - Voici pourquoi l’abus de télé rend les enfants malades », Le Huffington Post, (lire en ligne, consulté le ).
- ↑ Bandura, A. (1997). Self-efficacy: The exercise of control. New York : Freeman.
- ↑ Ellefsen, E. (2010). « L’expérience de sclérodermie systémique et de santé-dans-la-maladie pour des adultes : une étude phénoménologique existentielle herméneutique » (Ph. D. en sciences infirmières). Montréal.
Voir aussi
Bibliographie
- Albert Bandura, Auto-efficacité. Le sentiment d'efficacité personnelle, De Boeck, 2007
- Bulot, V., P. Thomas, et Y. Delevoye-Turrelu. « Agentivité : se vivre ou se juger agent ? » (Sense of agency: experiencing is not judging). L’Encéphale 33, no 4 (s. d.): 603‑608 (consulté le 31 janvier 2013)
- Philippe Carré, « Bandura : une psychologie pour le XXIe siècle »
- Jacques Guilhaumou, « Autour du concept d’agentivité », Rives méditerranéennes no 41, no 1 (8 mars 2012): 25‑34
- Aurore Monod Becquelin et Valentina Vapnarsky (dir.), « Agentivité. Ethnologie et linguistique à la poursuite du sens », Ateliers d'Anthropologie, 34, 2010
- Aurore Monod Becquelin, Valentina Vapnarsky et Michel de Fornel (dir.), « Agentivité Vol.II. Interaction, grammaire et narrativité », Ateliers d'Anthropologie, 39, 2013
- Markus Schlosser, « Agency », dans The Stanford Encyclopedia of Philosophy, Metaphysics Research Lab, Stanford University, 2015
Radio
- « “Un jour sans fin” depuis 30 ans : pourquoi avons-nous l’impression de toujours revivre la même journée ? », France Culture, Géraldine Mosna-Savoye, Sans oser le demander, avec Lionel Naccache, le Nombreuses références au concept d'agentivité.