Le canicide est l'exécution systématique des chiens errants dans le but de les éradiquer. C'est un mode de régulation ordinaire de la population canine dans les villes occidentales aux XIXe et XXe siècles, qui se développe à partir de la fin du XVIIIe siècle.
À partir du milieu du XVIIIe siècle, de grands massacres de chiens errants sont organisés dans les rues de nombreuses villes de France, d'Espagne ou à Mexico. Le XIXe siècle voit la naissance, dans des grandes villes comme Paris, Lyon ou New York, des fourrières, où sont acheminés et abattus les chiens ramassés dans les rues. À Constantinople, en 1910, ils sont raflés et abandonnés sur une île déserte de la mer de Marmara. Cette politique s'inscrit dans un contexte hygiéniste, notamment de lutte contre la rage.
Histoire
Massacres dans les rues
À partir de la fin du du XVIIIe siècle, les canicides sont pratiqués dans les villes occidentales, en utilisant des techniques diverses : bâton, noyade, poison, électrocution, gazage, dont l'objectif est le même : éradiquer les chiens libres, qualifiés de chiens errants, et, en conséquence, rattacher tous les chiens à un maître[1].
En français, on parle au XVIIIe siècle de tueries ou de massacre. Le mot canicide est utilisé à partir du Second Empire. Au début du XXe siècle, le directeur de l'Institut Pasteur de Constantinople invente le mot décanisation, sur le modèle de la dératisation[1]. À partir des années 2000, le canicide, jusque-là ignoré, est devenu un objet historiographique à part entière, « à la croisée de l'histoire environnementale, de l'histoire des rationalités gouvernementales, de l'histoire politique des massacres et d'une histoire des sensibilités »[2].
La régulation des chiens de rue est ancienne. Ainsi, dans les villes de Flandre et d'Artois, à la fin du Moyen Âge, des tuekiens vont de ville en ville pour tuer les chiens[3]. Toutefois, c'est à partir du milieu du XVIIIe siècle que des politiques à grande échelle de massacre systématique des chiens errants sont menées dans les villes occidentales. Dans beaucoup de grandes villes de France et d'Espagne, tous les chiens errants sont abattus sur place au bâton ferré ou empoisonnés[4],[2]. À Mexico plus de 34 000 chiens sont tués, d'abord en 1790-1793 par ordre du vice-roi Revillagigedo puis en 1798-1801 par ordre de son successeur le marquis de Branciforte[5],[6]. Ces opérations ne sont pas très efficaces à moyen terme, parce que les animaux s'adaptent en se cachant et parce que certains habitants du voisinage les protègent. Quand les massacres s'arrêtent, les survivants se reproduisent et la population canine croît à nouveau[7].
Fourrières

Au XIXe siècle, beaucoup de chiens domestiques sont encore violemment tués par leurs maîtres s'ils tombent malades ou deviennent inutiles à leurs yeux[8]. Dans ce contexte, les épidémies de rage inquiètent et justifient aux yeux des autorités de se débarrasser des chiens errants[9],[10],[11]. C'est au nom de la lutte contre la rage que le préfet de police de Paris Henri Lozé, en fonction de 1888 à 1893, prend des mesures de lutte contre les chiens errants qui le font surnommer le préfet canicide[12],[1].
Les municipalités créent des fourrières, qui permettent d'éloigner des yeux du public les exécutions. Après un délai de quelques jours pour permettre à leur éventuels maîtres de les récupérer, les chiens capturés sans collier sont tués[13], étranglés ou abattus à la masse[14],[7]. À Paris, dans la fourrière installée rue de Pontoise, 13 000 chiens sont tués en 1888, plus de 25 000 en 1892[15]. À Lyon comme à Paris, c'est plus de 80 % des chiens trouvés qui sont ainsi abattus[16]. Les cadavres sont jetés ou leurs peaux sont utilisées pour la ganterie. À New York, la fourrière est au bord de l'Hudson, où les chiens sont noyés dans des cages[17].
Les canicides sont souvent condamnés par une partie de la population, qui voit dans les tueurs des hommes sans cœur, tandis que les autorités accusent leurs détracteurs de sentimentalisme déplacé, sans égard pour les nécessités de l'hygiène publique[18]. En France, les dernières campagnes de décanisation ont lieu en Guadeloupe dans les années 1980[7].
Abandon

À Constantinople, au XIXe siècle, les chiens sont très nombreux, mais sont tolérés par la population. En 1910, sur une décision du gouvernement Jeune-Turc, plus de 60 000 chiens sont raflés et abandonnés sans nourriture sur une île déserte de la mer de Marmara, l'île de Sivriada, alors appelée Oxia. Dans certains quartiers, des hommes s'opposent à ces ramassages. Sur l'île, les chiens se dévorent les uns les autres et meurent progressivement[19],[20].
Après cet épisode unique, le maire installe des fourrières. Cet événement est évoqué par Yachar Kemal dans son livre Regarde donc l’Euphrate charrier le sang. Un court métrage français de Serge Avédikian, Chienne d'histoire, dépeint ce canicide, comme métaphore du génocide arménien[19],[20].
Politiques urbaines
Les canicides systématiques s'inscrivent généralement dans un contexte de nettoiement des villes et de rationalisation du ramassage des ordures ménagères. La suppression des chiens errants nécessite une vigilance et une organisation permanente, mais permet la croissance des populations de rats, de corbeaux et de pigeons, qui sont à leur tour objet de politiques de destruction. Les crises majeures, comme les guerres ou les épidémies, ont souvent pour conséquence la multiplication des chiens errants, abandonnés, dans les rues[18].
Au début du XXIe siècle, des rafles de chiens errants ont lieu dans de grandes métropoles de pays émergents, comme en Inde, au Brésil, au Mexique ou sous des régimes autoritaires comme Cuba, la Turquie[7] ou la Russie juste avant les Jeux olympiques de Sotchi[21].
Notes et références
- Exbalin 2024, p. 126.
- Exbalin 2024, p. 127.
- ↑ Mathieu Beghin, « Le tuekien des villes d’Artois et de Flandre à la fin du Moyen Âge (1360-1486) », Revue du Nord, vol. 427, no 4, , p. 677–703 (ISSN 0035-2624, DOI 10.3917/rdn.427.0677, lire en ligne, consulté le ).
- ↑ Porte 2022.
- ↑ Exbalin 2015.
- ↑ Exbalin 2023.
- Exbalin 2024, p. 128.
- ↑ Baratay 2011, p. 152-153.
- ↑ Van Sittert 2003.
- ↑ Baratay 2011, p. 154.
- ↑ Wang 2019, p. 193-225.
- ↑ Henri Martel, « Au sujet de la lutte contre la rage à Paris et dans le département de la Seine », Bulletin de l'Académie vétérinaire de France, vol. 88, no 10, , p. 555–592 (DOI 10.3406/bavf.1935.16997, lire en ligne, consulté le ).
- ↑ Pearson 2021, p. 13-46.
- ↑ Baratay 2011, p. 155-157.
- ↑ Pearson 2017.
- ↑ Baratay 2011, p. 156.
- ↑ Brady 2012.
- Exbalin 2024, p. 129.
- Pinguet 2008.
- Catherine Pinguet, « Chiens de rues d’Istanbul: histoire d’un massacre sur un îlot désert », Slate, (lire en ligne, consulté le ).
- ↑ « À Sotchi, des milliers de chiens errants promis à l'abattage », Le Monde, (lire en ligne, consulté le ).
Voir aussi
Bibliographie
- Éric Baratay, « Chacun jette son chien. De la fin d'une vie au XIXe siècle », Romantisme, vol. 153, no 3, , p. 147–162 (ISSN 0048-8593, DOI 10.3917/rom.153.0147, lire en ligne, consulté le ).
- (en) Benjamin Brady, « The Politics of the Pound : Controlling Loose Dogs in Nineteenth-Century New York City », Jefferson Journal of Science and Culture, no 2, , p. 9-25 (lire en ligne, consulté le ).
- Arnaud Exbalin, « « Le Grand massacre des chiens » : Mexico, fin XVIIIe siècle », Histoire urbaine, vol. 44, no 3, , p. 107–124 (ISSN 1628-0482, DOI 10.3917/rhu.044.0107, lire en ligne, consulté le ).
- Arnaud Exbalin, La grande tuerie des chiens : Enquête sur les canicides à Mexico et en Occident, XVIIIe – XXIe siècle, Ceyzérieu, Champ Vallon, coll. « La chose publique », , 320 p. (ISBN 979-10-267-1123-0, présentation en ligne).
- Arnaud Exbalin, « Canicide », dans Pierre Serna, Véronique Le Ru, Malik Mellah et Benedetta Piazzesi (dir.), Dictionnaire historique et critique des animaux, Ceyzérieu, Champ Vallon, coll. « L'Environnement a une histoire », , 594 p. (ISBN 979-10-267-1233-6, présentation en ligne), p. 126-130.
- (en) Chris Pearson, « Stray Dogs and the Making of Modern Paris », Past & Present, vol. 234, no 1, , p. 137–172 (ISSN 0031-2746, DOI 10.1093/pastj/gtw050, lire en ligne, consulté le ).
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- Catherine Pinguet, Les chiens d'Istanbul: des rapports entre l'homme et l'animal de l'Antiquité à nos jours, Saint-Pourçain-sur-Sioule, Bleu autour, coll. « La petite collection de Bleu autour », , 224 p. (ISBN 978-2-912019-76-9, présentation en ligne).
- Emmanuel Porte, L'appel de la rue : Errance animale, communautés anthropozoologiques et encadrement policier dans les sociétés françaises et espagnoles (Marseille, Madrid, 1700-1840) (thèse d'histoire dirigée par Brigitte Marin et Eva Botella Ordinas), Université d'Aix-Marseille, (présentation en ligne).
- (en) Lance Van Sittert, « Class and Canicide in Little Bess: The 1893 Port Elizabeth Rabies Epidemic », South African Historical Journal, vol. 48, no 1, , p. 207–234 (ISSN 0258-2473, DOI 10.1080/02582470308671932, lire en ligne, consulté le ).
- (en) Jessica Wang, Mad dogs and other New Yorkers: rabies, medicine, and society in an American metropolis, 1840-1920, Baltimore, Johns Hopkins University Press, coll. « Animals, history, culture », , 344 p. (ISBN 978-1-4214-0971-9 et 978-1-4214-0972-6, présentation en ligne).
Articles connexes
- Chien errant
- Contrôle des populations animales par l'humain
- Lutte contre les ravageurs
- Histoire urbaine
- Henri Lozé
- Chienne d'histoire
Liens externes
- « Sale temps pour les chiens, canicide dans la ville : épisode 3/4 du podcast À poils, à plumes, histoires d’animaux - Radio France », sur France Culture (consulté le ).
- « Histoires de canicides : épisode 2/8 du podcast Vie de chien - Radio France », sur France Culture (consulté le ).