L’expression crise du logement réfère communément à une pénurie de logements abordables doublée d’une explosion des prix du parc résidentiel, surtout locatif, résultant en une pression sur la demande en logements. D’autres facteurs concomitants sont souvent invoqués dans les discours politiques et médiatiques, tels que la hausse du coût de la vie, l’endettement des ménages, l’augmentation de la population et le solde migratoire. Toutefois, la financiarisation du marché de l’immobilier, la détention d’une part importante du parc locatif par des fonds d’investissement, le recours à la reprise de logement et aux hausses des loyers par les propriétaires, puis la conversion de logements en hébergement à court terme sont autant de facteurs qui, dans les deux dernières décennies, ont structurellement affecté l’offre de logements et tiré le prix des loyers vers le haut[1].
Introduction
Contexte historique et définition
Origines et causes de la crise du logement
Financiarisation du logement
Dans un contexte de crise du keynésianisme dans les années 1970 et de diffusion des préceptes néolibéraux anglo-saxons de déréglementation et de libéralisation des systèmes financiers au cours de la décennie suivante, un tournant structurel de l’économie mondial s’opéra par le développement de la finance mondiale. La levée des barrières sectorielles et nationales des marchés financiers donna lieu à un « processus d’internationalisation de l’industrie financière et à l’émergence d’un espace financier mondial où les systèmes monétaires et les marchés financiers nationaux sont en étroite interconnexion »[2], en vertu de deux principaux fondements : la reproduction élargie de la liquidité financière et la massification des relations financières.
Dans ce contexte, où l’activité immobilière est plus que jamais intégrée aux exigences de valorisation financière, les immeubles tendent à ne plus être analysés sous l'angle patrimonial et social comme des biens ou actifs réels, mais plutôt comme des actifs financiers titrisés et négociés en bourses[3]. Le marché de l'immobilier est effectivement devenu un terrain de spéculation prisé par les investisseurs institutionnels (banques d’investissement, fonds de pension, fonds souverains, fonds d’investissement, compagnies d’assurance, etc.) qui acquièrent de grandes quantités de biens immobiliers pour les rendements que génère l’augmentation de leur valeur actionnariale. Les dynamiques financières de prêts hypothécaires – où l’endettement représente des capitaux alimentant les circuits financiers – participent à faire de la propriété résidentielle un levier d’investissement et de spéculation, concourant à établir la valeur marchande des biens fonciers selon les pressions du marché, la rentabilité, le voisinage, etc. Cette dynamique contribue à accorder aux biens fonciers une valeur marchande si grande que son usage initial est rendu impossible ou hors de prix, tel un porte-valeur désincarné de sa fonction initiale et essentielle, celle de se loger[4].
La financiarisation des biens immobiliers crée ainsi une pression à la hausse sur les prix en surstimulant la construction et l’acquisition d’immeubles destinés aux segments les plus rentables du marché, tels que des tours de condominiums haut de gamme. Ultimement, les promoteurs immobiliers cherchent à transformer les terrains en bâtiments dont les caractéristiques correspondent à ce qui est perçu par les actionnaires et gérants d’actifs comme des produits de placements lucratifs. Ces gestionnaires commercialisent leurs activités de placements en proliférant les formes de crédits, comme c’est le cas avec la titrisation des prêts hypothécaires, emprunts risqués mieux connus sous le nom de subprimes.[5]
Manifestations régionales de la crise
En Europe
Le nombre de sans domicile n'est pas connu sur le continent, mais il existe des statistiques sur le mal-logement, qui éclairent la difficulté à se loger dans l'Union européenne. Selon le 4e rapport sur le mal-logement en Europe (2019)[6] depuis le début de la crise de 2008 les pays de l'Ouest, du nord et du sud de l'Europe sont tous confrontés à une flambée des prix du logement. Seuls les pays de l'Est sont épargnés[7]. Pour Laurent Ghekiere (Union sociale pour l'habitat auprès de l'Union européenne) « une crise du logement abordable dans toute l'Europe, née de la crise immobilière de 2008 et d'un phénomène de métropolisation. » Selon la Fondation Abbé Pierre et la Feantsa on observe partout — sauf dans les pays de l'Est — un dérapage incontrôlé du coût des dépenses liées au logement (loyer, eau, électricité, gaz…)[7]. 24,2 % des dépenses annuelles d'un ménage européen moyen sont consacrées au « logement et commodités associées ». C'est en Finlande que l'on dépense le plus pour le loyer ou pour remboursement les emprunts immobiliers (devant le Danemark, le Royaume-Uni et la France (26,2 %), mais si l'on calcule la quantité d'argent dépensée pour se loger par rapport au revenu disponible, ce sont les grecs qui passent en tête du classement avec plus de 40 % des revenus absorbés par les couts liés au logement. Un autre élément statistique est la différence entre les frais de logement dépensés par les ménages pauvres par rapport à la moyenne : En Grèce les foyers modestes consacrent plus de 70 % de leur revenu au logement, taux qui est 60 % au Danemark et de 47 % en Allemagne (alors que pour la moyenne de la population ces taux sont deux fois moins élevés)[7]. Ce taux est habituellement jugé excessif quand il dépasse 40 % (seuil dépassé par 38 % des ménages pauvres ce qui en 2017 concerne environ 23 millions de ménages en Europe (et le taux d'effort de la population grecque était en 2017 de 39,6 % ; en hausse de 150,6 % sur dix ans)[7].
Dans la décennies de crise 2007-2017, en Europe « les incitations fiscales n'ont pas créé de logement abordable » ; partout (sauf dans les pays de l'Est) la dépense des ménages liées au logement a au contraire augmenté. Au sein de l'Union européenne, l'action publique pour le logement a diminué (tombant à 27,3 milliards d'euros pour le développement immobilier et à 73,7 milliards d'euros pour les aides au logement en 2017 selon Eurostat)[7].
En France
Les dépenses pour le logement y sont élevées, comme au Royaume-Uni. La construction (qui selon les économistes libéraux aurait dû augmenter avec la hausse des loyers) s'est néanmoins ralentie, alors même que l'habitat indigne est loin d'être résorbé (600 000 logements en 2017 selon la Fondation Abbé Pierre, et 420 000 selon l’État. Concernant l'habitat indigne, la situation est bien meilleure en France qu'en Roumanie, Hongrie ou Italie[7] mais si le surpeuplement ou la privation de confort primaire y ont diminué de 2007 à 2017, inversement la précarité énergétique a augmenté de 6,5 %[7].
De plus les aides d’État sont surtout passées par la défiscalisation (qui de fait a plus profité aux propriétaires qu'aux locataires). En , la Banque mondiale a elle-même reconnue que les dispositifs d'incitation fiscale ont été « ineffectifs pour assurer le caractère abordable du logement pour ceux qui en ont le plus besoin »[7].
Au Québec
Au Québec, la baisse de logement abordable sur le marché locatif est un élément de causation lié à la crise de logement[8]. Il est admis que le marché du logement est en situation d’équilibre lorsque 3 % de l’inventaire des logements locatifs est en situation d’inoccupation. Lorsque le marché est à ce point d’équilibre, une majeure partie des locataires parviennent à louer leurs logements, et donc, dans la mesure de trouver un logement qui leur convient dans un délai raisonnable[9]. Si ce taux est au-dessus de 3 %, un impact négatif est ressenti pour les propriétaires puisqu’ils doivent faire face à une concurrence plus importante afin de louer leurs logements. Si l’on se fie au principe économique[10], il y aura une baisse du prix des loyers dans une situation où la demande est inférieure à l’offre. À l’opposé, si ce taux est sous le taux d’équilibre, les locataires ont de la difficulté à rechercher un loyer qui leur convient dans un délai raisonnable. Cela aura pour effet de créer une pression à la hausse sur le prix des loyers.
Selon le recensement effectué par le Gouvernement du Canada par rapport au taux d’inoccupation des immeubles d’appartements de trois logements et plus[11], on peut noter qu’il y a une baisse du taux d’inoccupation, et donc, moins d’inventaires dans la province Québec. Dans les villes principales du Québec entre 2015 et 2019, on remarque aussi cette baisse :
- Montréal (4 % en 2015 ; 1,5 % en 2019) ;
- Ottawa-Gatineau, partie québécoise (5,9 % en 2015 ; 1,5 % en 2019) ;
- Québec (4 % en 2015 ; 2,4 % en 2019) ;
- Sherbrooke (5,8 % en 2015 ; 2,3 % en 2019).
De plus, en 2021, 34 % des ménages québécois étant locataires consacrent plus de 30 % de leurs revenus pour se loger. Il y a 14 % des foyers québécois en logement qui doivent dépenser 50 % de leur revenu pour payer leur loyer, ce qui correspond à la situation de près de 200 000 ménages locataires[12],[13].
En l’espace de seulement deux ans, le prix moyen demandé pour un quatre et demi sur le marché a augmenté de 28 %, pour s’établir à 1316 $ en 2022. Le prix moyen demandé sur le marché des logements à louer est maintenant près de 50 % plus élevé que le prix moyen des logements déjà loués, alors que cet écart était de 31 % en 2020[14].
Les données du Deuxième portrait sur l’itinérance au Québec, paru en septembre 2022, révèlent une augmentation de 7% du taux d'occupation des ressources d'hébergement d'urgence entre 2014 et 2022. D'après le Réseau d’aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal (RAPSIM), la situation dans la métropole est plus que jamais inquiétante. Leurs organismes membres ont constaté une augmentation de 60% du nombre de nouvelles personnes fréquentant leurs services[15].
Répercussions sociales et économiques
Impact sur les inégalités sociales
La crise du logement compromet avant tout les conditions de vie des locataires les plus précaires socio-économiquement, contraints de vivre dans des logements ne répondant pas à leurs besoins, ou encore de couper dans d’autres dépenses essentielles, afin de payer leurs loyers. Selon un sondage de l’Observatoire des tout-petits réalisé en 2022, trois familles sur cinq seraient obligées de diminuer leur budget pour les activités, les vêtements ou même la nourriture de leurs enfants. Faute d'un logement abordable, plus de 30% des parents d'enfants âgés de 0 à 5 ans déclaraient vivre dans un logement qui n’est pas assez grand pour leur famille[16]. L’instabilité résidentielle aurait également un impact sur le développement des enfants, « en compromettant leur santé physique et morale, leurs compétences sociales, leur maturité affective, leur développement cognitif et langagier, leurs habiletés de communication ou encore leurs connaissances générales. Le stress chronique vécu par les parents menacés d’éviction peut nuire à leur capacité à prendre soin de leurs enfants »[17] et même augmenter les risques de tensions et d’abus familiaux. De fait, la Société canadienne pour la santé mentale démontre que les conditions de logement ont des impacts majeurs sur la santé physique et mentale et que la crise du logement est une source importante de stress et de problèmes de santé mentale[18]. Le fait de vivre dans un logement insalubre ou trop cher peut engendrer du stress et augmenter le risque de développer des problèmes de santé. Nombre d’individus souffrant de troubles mentaux sont confrontés à des conditions d'existence et de logement précaires[19].
Aux conditions de mal-logement s’ajoutent l’augmentation du nombre de personnes qui se retrouvent à la rue, devant trouver refuge dans les ressources d’hébergement communautaires, dont les places sont limitées. Le cas des femmes en situation d’itinérance est alarmant selon le Regroupement des maisons pour femmes victimes de violence conjugale, qui évalue que trois quarts des femmes fréquentant des ressources d’hébergement éprouveraient de la difficulté à trouver un logement, faisant en sorte qu’elles prolongent leur séjour en maison d’hébergement, ou même qu’elles retournent auprès de leur conjoint violent, pour avoir un toit. La Fédération des maisons d’hébergement pour femmes, ainsi que cinq autres groupes communautaires d’hébergement non-mixte, ont dû refuser des milliers de demandes en 2020-2021, faute de places disponibles[20].
La perte ou l’accès à un logement peut mener l’individu à la séparation de sa communauté, mais peut également mener à une remise en question de soi et peut provoquer des troubles psychologiques. Selon l’OMS, « la santé est un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d'infirmité. » La perte du logement a des répercussions sur les relations familiales. Il est difficile de ne plus pouvoir correspondre aux attentes de son entourage et le sentiment de se sentir inutile aux autres peut prendre le dessus[21]. Selon É. Philippot-Maldiney, "si auparavant les exclus étaient des clochards d’un certain âge, aujourd’hui il en est autrement. En effet, étudiants, travailleurs pauvres ou chômeurs, de plus en plus de personnes sont concernées par le mal logement"[22]. Il se développe alors un sentiment de honte, une perte du sens de la vie et/ou une perte d’estime de soi qui entraînent une souffrance psychique[23].
Effets sur la mobilité et l'économie locale
Approches pour résoudre la crise
Régulation marchande du logement | Régulation associative du logement | Régulation étatique du logement | |
---|---|---|---|
Consommation | |||
Propriété | Individuelle | Collective | Publique |
Cible | Demande solvable | Mixité socio-économique, service aux usages | Universelle ou demande insolvable |
Évaluation | Rentabilité | Milieu de vie | Accessibilité |
Production | |||
Offre et demande | Autorégulée : offre et demande atomisées | Définition de l'offre et de la demande par les producteurs et les usagers | Planification centralisée, choix public |
Promoteurs | Promoteurs privés | Organismes communautaires locaux et régionaux | Bureaucraties publiques |
Gouvernance | |||
Principe | Ajustement par le prix | Réciprocité / prix / redistribution | Redistribution |
Pouvoirs et responsabilités | Intérêts divergents : propriétaire / locataire | Démocratie sociale et délibérative / partenariat | Autorité de l'agence publique / tutelle |
Approche institutionnelle
Politiques publiques et régulations
Dans ce cadre la puissance publique se dote de moyens et d'une stratégie d'impulsions et d'organisation nécessaires pour parvenir à construire vite et massivement (comme durant les après-guerre, avec l'aide du plan Marshall notamment). Plusieurs solutions sont généralement envisagées :
- la construction de grands ensembles. C'est la politique retenue en France à partir de 1955 pour résoudre la crise du logement du lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Elle est aussi massivement utilisée en Chine et dans plusieurs pays d'Asie ou en Europe orientale depuis 1991. Combinée à la construction de logements sociaux, cette politique est d'un usage délicat. Il est en effet nécessaire de l'éparpiller spatialement (ce qui n'a pas du tout été fait en France) et y doser une mixité sociale importante (classes populaires et classes moyennes, dans les mêmes bâtiments), pour éviter les mécanismes d'ostracisation étudiés par Loïc Wacquant[25]. Au contraire, comme le montre le sociologue, les grands ensembles ont été marqués à partir des années 1970 par un double mouvement : un retrait de la présence de l'État, important aux États-Unis et partiel en France, et par l'évolution du capitalisme (transformant le prolétariat en précariat). Ces deux phénomènes, presque concomitants ont fragilisé les populations habitant les grands ensembles ;
- la construction d'habitats denses et stéréotypés mais à hauteur modérée. Cette politique a été plus particulièrement choisie par les Pays-Bas, qui dispose d'un des parcs de logements sociaux les plus importants à l'échelle européenne. Elle se retrouve dans les centres-villes de Grande-Bretagne ;
- la construction de villes nouvelles, en tentant de développer ainsi des agglomérations multipolaires, tant du point de vue de l'emploi que du logement. En France, c'est Paul Delouvrier qui dans les années 1960 impulse la planification, puis la construction de villes nouvelles. La Chine, confrontée à un très fort exode rural a construit 246 villes nouvelles entre 1990 et 2008. Le Maroc tente également de suivre la même voie pour résoudre sa forte crise du logement[26] ;
- dans les pays anglo-saxons, l'État a soutenu le développement de constructions individuelles, par exemple par les Housing Act de 1924 (Royaume-Uni) ou 1934 (États-Unis). Des banlieues pavillonnaires ont ainsi été développées depuis l'entre-deux-guerres. Les coûts sociaux (faiblesse des économies d'échelle en matière de transport et de service public par exemple)[27], les coûts induits par les pertes (plus on s'éloigne du générateur et étend un réseau électrique, plus les pertes sont importantes[28], plus une ville s'étend et plus sa consommation énergétique est importante[29], etc.) et cachés (destruction accrue de biens publics environnementaux tels que terres arables, zones naturelles ou zones inondables[30], polarisation des zones urbaines (facteur de hausse du chômage et de criminalité) de cette politique d'étalement urbain en font une des plus critiquées à ce jour.
L'exemple de l'assurance-prêt hypothécaire de la SDHL
Approches libérales
Les économistes libéraux insistent généralement sur les freins mis par l'État à l'accroissement de l'offre de logement et défendent donc une politique visant à les réduire. Ainsi, selon l'Institut économique de Montréal « Si la crise se poursuit, c'est parce que les gouvernements n'ont toujours pas enclenché les réformes nécessaires pour permettre au marché privé du logement de répondre à la demande accrue des consommateurs[31]. »
Les crises du logement dans les pays occidentaux, notamment en Europe, ont des origines communes corrélées aux crises du capitalisme[32]. Le processus est souvent le même : Le marché du travail est déréglementé au nom de la flexibilité et de l'adaptation à l'économie monde, les protections salariales et sociales reculent, la précarité et le chômage augmentent. Les salaires baissent, stagnent ou augmentent moins vite que le coût de la vie auquel contribuent principalement les prix de la nourriture, de l'énergie et surtout du logement. L'appauvrissement force dans un premier temps nombre de ménages à contracter des crédits et à s’endetter, pour conserver ou accéder à une certaine qualité de vie, aux biens de consommation courants, voire aux biens de première nécessité, qui jusque dans les années 1980 avaient vu leur poids baisser dans les budgets des ménages. Ces dégradations liées aux politiques économiques libérales ont touché les pays européens de façon décalée, mais tous sans exception. Les premiers touchés furent les pays anglo-saxons dès la fin des années 1970 ; la France fut dans les derniers atteints, avec les pays de l’Est convertis à l'économie de marché, après la chute du mur de Berlin (1989), au début des années 1990.
Cette politique libérale économique ne pouvait épargner le secteur du logement, c’est même par l’immobilier que les politiques libérales se sont implantées et diffusées[33]. Cette politique a fait d’un bien d’usage (le logement), un bien d’investissement. Cette évolution dans la perception du logement fut l’un des principaux moteurs du crédit, de la spéculation, de la déréglementation financière et de l’endettement. Mais ce fut aussi l’origine de la transformation des villes américaines et européennes. Après la bulle spéculative des années 1980 c'est ce qui sera encore à l'origine de la crise de 2007 dite des "subprime".
En France, comme dans beaucoup d'autres pays d'Europe, le discours libéral, en s’appuyant sur les constructeurs de maisons individuelles, réussit à imposer comme idéal et modèle de société, basé sur la propriété individuelle d'une maison[34]. On a vu dès les années 1960 dans tous les pays de l'Ouest apparaître, la construction plus ou moins anarchiquement, de dizaines de milliers de zones pavillonnaires et d'immenses zones résidentielles, ainsi que de vastes centres commerciaux, au profit d'un étalement urbain rapide et au détriment des zones agricoles périurbaines, en exacerbant le besoin de réseaux de transports (routiers surtout) vers les lieux de travail et la consommation d'énergie.
Parallèlement, une critique de l’inhumanité des grands immeubles et des quartiers à fort taux de logements sociaux se multiplie (inhumanité souvent supposée plus que réelle). Après la Seconde Guerre mondiale ces grands immeubles, ces quartiers neufs et ces « villes neuves » ont cependant permis à des millions de personnes de quitter des bidonvilles, des logements insalubres et sans toilette, sans eau courante ni confort, sans chauffage parfois), d’accéder à des logements adaptés à la taille des familles et équipés « tout confort ».
À ces critiques s’ajoutera une action visant à amoindrir le rôle de l’État dans la construction de logements, en faisant baisser les budgets des États consacrés à l’aide à la pierre (construction de logements sociaux), et aux financements (foncier et crédits). Les banques récupéreront le rôle de financement des crédits et les promoteurs ceux de constructeurs à la place de l’État.
En 1966 est mis en place le marché hypothécaire ouvrant aux banques la faculté d’offrir des crédits à long terme et réduit la part de l’apport initial. À ceci vient s’ajouter la création de comptes épargne logement, favorisant un financement bancaire massif de la construction. En 1962, en France, les banques assuraient 21,7 % des crédits au logement, en 1972 leur part est passée à 65,1 %. À l’inverse la part du secteur public tombe lui de 59,7 % à 29,7 %.
Enfin, guidés par l’idée selon laquelle la baisse des protections des locataires favorise la location, un travail de lobby sera fait dans tous les pays pour diminuer les protections juridiques des locataires :
- remise en cause du contrat de bail et/ou de la durée de bail ;
- facilités pour expulser les locataires ;
- durcissement des garanties pour accéder à un logement ;
- déréglementation du prix des loyers ;
- déréglementation ou assouplissement des normes de qualité.
Tous propriétaires ?
En revanche, tout est fait pour inciter les ménages même les plus modestes à devenir propriétaires, par des aides fiscales et des facilités de crédit. Cette posture idéologique est soutenue par les États et les collectivités locales qui voient là un moyen de faire des économies budgétaires importantes et de se désengager des politiques de logement[5].
Ce processus sera camouflé sous couvert de la « décentralisation » de l’État qui transfère ses responsabilités d’abord aux communes ou collectivités locales. Celles-ci feront alors tout pour s’alléger de cette « charge » qu’est la gestion sociale du logement au profit du marché, présenté comme seul capable de répondre aux besoins de construction et de logements. Les États et les collectivités ont alors vendu tout ou partie de leur parc social ou à caractère social. Les organismes sociaux de gestion et de construction se sont transformés au mieux en sociétés d’économie mixte mais le plus souvent en sociétés privées (Sociétés Anonymes : SA HLM), dont le but n’est plus de loger un maximum de ménages à des loyers abordables, mais de loger les ménages solvables en réalisant les meilleurs profits possibles.
Cette politique des États consistant à vendre leur patrimoine et laisser le marché répondre aux besoins de logement a terminé de modifier la configuration des villes et des quartiers. L’assouplissement ou la déréglementation des hausses de loyer, la vente du patrimoine public et des logements sociaux a attiré les investisseurs et promoteurs venus investir dans des quartiers jusque-là gérés par le secteur public ou des structures sociales.
En outre, pour le secteur privé, les quartiers anciens, délabrés, mal réputés, sont devenus les plus attractifs en devenant de vastes terrains d’investissement, soutenu par la mise en place de plans d'urbanisme et de rénovation dans les grandes villes et les villes de tailles moyennes.
À chaque fois le schéma est le même. Des investisseurs réhabilitent et modernisent des immeubles anciens et les revendent à des prix très supérieurs aux prix d’achats.
En achetant un immeuble d’un seul morceau, en le réhabilitant et en le revendant appartement par appartement, faisant ainsi une plus value sur chaque logement, les gains sont très nettement supérieurs qu’en revendant l’immeuble d’un bloc. C’est ce phénomène dit de vente à la découpe qui a reconfiguré beaucoup des grandes villes d’Europe (Marseille, Berlin, Budapest, Vilnius, Madrid…). Dans toutes les grandes villes d’Europe, on a assisté à un phénomène de « gentrification[35] »[36] (embourgeoisement) des centres-villes ou de quartiers autrefois populaires. Car la modernisation et la transformation des immeubles s’accompagnent de changements de populations. Les nouveaux propriétaires et les nouveaux locataires plus fortunés délogent peu à peu les ménages plus modestes[37]. Soit de façon directe par l’augmentation des prix de l’immobilier, des loyers et des charges, soit de façon indirecte par la transformation des quartiers liée à l’installation de ces nouveaux habitants qui par leur style et leur niveau de vie modifient l’ambiance des quartiers, quartiers qui peu à peu deviennent « étrangers » ou inaccessibles aux anciens habitants.
De plus, avec la décentralisation et l’accès à la propriété on décharge le contribuable pour faire payer l’usager. La vente de l’habitat public, notamment par la vente « forcée » des logements HLM[38] à leurs occupants, favorise la future pénurie. L’intérêt du marché immobilier est de perpétuer cette pénurie, car la demande de logement permet de faire grimper les prix.
À cela s’ajoutent les risques de la conception du « tous propriétaires », fondée sur le crédit dont la crise des « subprimes[39]» a démontré les limites et les dangers en générant la plus grande crise immobilière et banquière aux États-Unis[40], puis dans tout le monde occidental. L’un des symboles de cette crise est l’évolution qu’elle a provoquée dans le profil des mal-logés. Dans certains cas, cette crise a mis à la rue de nouvelles catégories de ménages jusque-là épargnés, dans d’autres, elle est devenue un accélérateur de ce phénomène.
Cette évolution dans le profil des mal-logés, beaucoup d’associations et d’organisations d’aide aux mal-logés la constatent. Ainsi, dans les rues, sous tentes, sous les ponts… il n’y a plus que des personnes seules et désocialisées. On y trouve aussi des familles, des parents exerçant des petits boulots, de l’intérim, des CDD à la petite semaine, et qui ne peuvent pas se loger décemment.
De plus dans des associations comme Comité Actions Logement[41], Droit au logement[42], qui jusque-là accueillaient souvent des familles d’origine étrangère parmi les plus discriminées, on voit de plus en plus arriver des personnes âgées, retraitées, des étudiants, des jeunes seuls ou en couples et plus forcément d’origine étrangère.
Les personnes qui vivent à la rue et par période en foyers d’urgence ou d’accueil, ne sont plus le modèle classique des « clochards » marginaux. Désormais, on recense majoritairement des travailleurs pauvres, qui survivent de petits boulots, qui n’ont pas les moyens de se loger. Ce sont souvent des hommes seuls, des jeunes, en recherches d’emploi, mais aussi de plus en plus de familles avec enfants, des femmes seules avec enfants, des retraités, ou simplement des personnes instables psychologiquement livrées à elles-mêmes…
Sur 66 000 personnes accueillies en centres d’hébergements et de réinsertion sociale[43], en établissements d’accueil mère-enfant, en centres réservés aux demandeurs d’asile… : 30 % sont des mineurs et 40 % des femmes (ces dernières représentent 21 % des personnes sans abri et en centre d’urgence). Cela témoigne d’une dégradation de la vie, d’un recul des protections sociales et surtout des effets néfastes du désengagement de l’État en matière de politique du logement.
Les États n’ont conservé qu’un rôle de voiture-balai, prenant à leur charge les victimes du système, peu ou pas solvables, exclues du parc de location privée, ne parvenant pas à accéder au parc public, incapables d’accéder à la propriété. L’intervention des États se limita alors de plus en plus à développer les aides personnalisées afin de rendre les ménages modestes solvables[44].
L'exemple de l'assurance-prêt hypothécaire de la SDHL
Le gouvernement du Canada confie à la Société d’hypothèques et de logement (SCHL) la mise en œuvre de ses politiques d’accession à la propriété, surtout par l’assurance-prêt hypothécaire, qui élargit l’accessibilité des hypothèques à des ménages moins nantis, sans toutefois se substituer aux institutions financières privées. Dans le cadre de sa lutte au déficit dans les années 1990, l’État canadien s’était retiré complètement du financement du logement social, afin que la SCHL se consacre au soutien de l’accession à la propriété privée en réduisant sa dépendance à l’égard du financement public[1].
La popularité des produits hypothécaires de la SCHL est en grande partie attribuable à son virage néolibéral, qui a pris essentiellement deux formes : la création de programmes de titrisation hypothécaire et la réorientation de sa mission en faveur d’une commercialisation de ses activités d’assurance[45]. Avec la création du programme des obligations hypothécaires du Canada s’est popularisé le système de la titrisation, produit financier par lequel une banque peut regrouper des prêts hypothécaires accordés à différents ménages, les revendre sous la forme de titres financiers à des investisseurs et ainsi récupérer immédiatement l’argent qu’elle aurait pris plusieurs années à récolter, pour le réinvestir tout de suite dans le marché de l’immobilier.
Cette technique, entièrement garantie par le fédéral, a permis d’accroître l’investissement dans le marché de l’immobilier par un afflux important de capitaux issus de l'endettement. De fait, ce modèle de développement immobilier promu par la SCHL repose sur un endettement croissant des ménages et une dépendance plus grande des pouvoirs publics à l’égard de la finance privée, alimentée par ses produits financiers, comme le souligne le rapport de 2022 de la Commission canadienne des droits de la personnes au sujet de la financiarisation du logement au Canada. « L’accent mis par l’État sur les solutions de politique monétaire en cas de crise a consolidé le pouvoir de la finance, tout comme la déréglementation des placements des fonds de pension publics dans les années 1990. »[1]
Déréglementer ?
La règlementation publique joue un rôle important. Temporairement l'évolution des normes de l'habitat peut avoir un effet sur le nombre de biens disponibles (interdiction de louer en dessous d'une certaine surface par exemple) ou sur leur prix (obligation de présence d'un certain nombre d'équipements, interdiction de matériau ou modes de construction…).
Certains analystes jugent qu'une protection réglementaire « excessive » des locataires peut parfois défavoriser les plus faibles. L'économiste Étienne Wasmer affirme ainsi qu'en France : « un locataire et un propriétaire signant un bail s'engagent par un contrat lequel définit droits et obligations. Or, le non-respect des droits par l'une ou l'autre des parties est une difficulté transactionnelle majeure. Et en la matière, ce serait faire preuve d'angélisme que de faire porter le poids des dysfonctionnements du marché locatif sur les propriétaires[46] », il pose l'hypothèse qu'une plus grande liberté contractuelle entre les agents pourrait résorber les « crises du logement ».
Supprimer le contrôle des loyers ?
Selon certains économistes libéraux [Qui ?], le contrôle des loyers est le premier facteur de crise. Ils argumentent que le principe d'un marché est de fonctionner par référence aux prix, dont la hausse réduit la demande et augmente l'offre (construction nouvelle, transformation en logement de surface dont la destination était autre, offre d'une chambre ou d'une annexe dans un logement qu'on occupe pour dégager un revenu…). Pour eux, toute règlementation conduisant à la baisse du prix satisfait certes les gens logés, mais surtout elle augmente la demande et réduit l'offre pour les entrants sur le marché, conduisant à terme à une pénurie.
Les économistes Milton Friedman et George Stigler par exemple ont attaqué le contrôle des loyers : en se fondant sur la comparaison entre la résolution d'une crise du logement par le mécanisme des prix libres et par le contrôle des prix, ils écrivent que la libre fluctuation des prix est la solution la plus efficace pour offrir à tous un logement décent. Ce système a pour eux l'avantage de la simplicité, de la clarté et surtout de l'efficacité, en particulier car « les loyers élevés agissent comme un fort stimulant en faveur de nouvelles constructions ». Inversement dans un système de loyers contrôlés, les « amis du pouvoir » en profiteraient, le contrôle des loyers n'étant in fine pour eux qu'un « rationnement par la chance et le favoritisme »[47]. En outre les constructeurs n'ont plus intérêt à investir si les prix sont bloqués, et donc la pénurie de logements risque d'être amplifiée par le contrôle des loyers. Selon Henry Hazlitt : « [À cause du contrôle des loyers], on ne construit pas de nouveaux logements, parce qu'il n'y a plus de bonnes raisons de les construire. »
L'économiste péruvien Hernando de Soto applique cette même analyse au marché immobilier des pays en développement[48].
Approche associative
Initiatives citoyennes et logement social
Le logement social ou communautaire, regroupant les organismes à but non lucratif (OBNL) d’habitation, les coopératives d’habitation et les habitations à loyer modique (HLM), se présente comme un secteur d'innovation sociale et économique, permettant aux résident.es, généralement précarisé.es, de prendre en charge leurs conditions de vie. ll incarne un moyen pour les ménages à plus faibles revenus de se regrouper afin de prendre collectivement et démocratiquement en charge la gestion de leur habitat[49]. L’habitation communautaire a ainsi la particularité de favoriser le pouvoir d’agir des citoyens sur leurs conditions de logement, à partir de principes solidaires et horizontaux. Alors que la coop implique une prise de décision collective par ses membres pour la gestion à court et long terme, l'OBNL procède de manière davantage centralisée dans ses décisions de gestion[50].
Exemple : registre des loyers au Québec
L’habitation communautaire comme innovation sociale a pris son essor dans les années 1970 à la faveur de besoins en matière de logement, d’initiatives de la société civile et de nouvelles politiques publiques d’habitation. Elle se situent « au sein d’un ensemble plus large de projets d’économie sociale ayant eu cours dans la même période, soit de la fin des années 1960 aux années 2000, et qui participent à une critique – et à une crise – du modèle fordiste-providentialiste tout en proposant une nouvelle modalité de gouvernance et de régulation des services sociaux d’intérêt général »[24]. On vise à transformer les rapports de production et de consommation en vue d’une plus grande démocratisation économique et sociale, à travers un processus qui se caractérise entre autres par la coopération entre une diversité d’acteurs, par l’échange et la création de connaissances et d’expertises et par la participation des utilisateurs. Présentement, ce sont surtout des entreprises immobilières d’économie sociales (telles que Corporation Mainbourg, Interloge, Société d’habitation populaire de l’Est de Montréal SHAPEM, Groupe UTILE, le Fonds Plancher) qui doivent acquérir des immeubles pour les sortir du marché spéculatif et en préserver l’accessibilité[51].
L’émergence du mouvement de l’habitation communautaire au Québec résulte de la rencontre entre des besoins en logements et des aspirations de vivre autrement, mais également d’une nouvelle manière de penser l’intervention publique. De fait, le gouvernement s’est tourné vers les secteurs coopératif sans but lucratif et vers les municipalités pour livrer et gérer des ensembles d’habitation sociale[24]. L’une des particularités de l’économie sociale est de questionner l’exclusivité marchande dans le développement économique et la centralité de l’acteur étatique dans le développement social. La forme de régulation associative du logement introduit une conception de l’habitat comme espace de création et de maintien du lien social, par et pour les parties prenantes, dépassant ainsi la conception de l’habitation comme un bien marchand ou public.
Le programme AccèsLogis Québec (ACL), délaissé par le gouvernement de François Legault, avait été mis en œuvre au moment où le gouvernement fédéral s’était désengagé du logement social. Selon sa description officielle, le programme ACL cherchait à « favoriser le regroupement des ressources publiques, communautaires et privées, afin de réaliser des logements communautaires et abordables pour des ménages à revenu faible ou modeste et pour des personnes ayant des besoins particuliers en habitation. [...] Le programme permet à des offices d’habitation, à des coopératives d’habitation, à des organismes sans but lucratif ainsi qu’à des sociétés acheteuses sans but lucratif de créer et d’offrir en location des logements de qualité et abordables »[52].
En coopération avec d’autres acteurs du secteur public et du secteur privé (institutions financières), le tiers secteur a participé à la co-construction du programme, qui s’est déployée grâce à leur proximité avec la SHQ et à l’existence et au mode de gouvernance du Fonds québécois d’habitation communautaire. Le choix inscrit dans les arrangements institutionnels de réconcilier le rôle régulateur de l’État québécois avec l’ancrage des projets dans les territoires locaux fait partie des facteurs ayant contribué aux succès du programme et de sa capacité d’innover. La « construction conjointe des politiques publiques [...] favorisée par la reconnaissance des acteurs professionnels du secteur de l’économie sociale, notamment les GRT et les professionnels des fédérations, a favorisé la connexion des politiques avec les réalités vécues sur le terrain »[53].
D’après le rapport de la Commission canadienne des droits de la personne de 2022 pour le bureau du défenseur fédéral du logement, « la déréglementation des contrôles des loyers et des protections des locataires a été au cœur de la montée de la financiarisation du logement locatif. Le renforcement du contrôle des loyers et de la protection des locataires est un élément important pour lutter contre les effets négatifs de cette tendance. De telles mesures n’élimineraient pas les possibilités de profit qui ont donné le coup d’envoi à ce phénomène, mais elles permettraient de se prémunir contre les effets négatifs sur les locataires en les protégeant des prix abusifs, des difficultés économiques et des déplacements. »[1]
Dans cette optique, le rapport propose plusieurs mesures que pourrait entreprendre le pallier fédéral, telles que l’établissement d’un contrôle de l’inoccupation des logements, l’élimination des augmentations de loyer supérieures à la ligne directrice et le renforcement des protections des locataires vis-à-vis des expulsions et des rénovictions[1]. La mise en branle d’un registre des baux, contraignant les propriétaires à diffuser les prix de location des baux précédents, permet de réguler les hausses de loyer et de donner aux locataires accès aux informations utiles pour faire valoir leurs droits. Un tel registre informe également les municipalités des fluctuations de prix dans certains secteurs affectés par l’embourgeoisement et les locations à court-terme, de sorte à adopter des mesures ciblées dans une perspective de planification du développement urbain[54].
Focus thématiques
L'abandon des banlieues
Les banlieues et les quartiers à fort taux de logements sociaux, ont été touchés par la crise de l'emploi et la fermeture de nombreuses entreprises accompagnant la fin de « l'ère industrielle ». Avec la fin du quasi plein emploi, ces villes et quartiers ont concentré peu à peu les ménages les plus modestes, les ménages d’origine étrangère, les chômeurs, les RMIstes… Ce phénomène fut accentué par le départ de ceux qui le pouvaient notamment avec les incitations multiples et les aides à l'accès à la propriété.
Face à la dégradation générale des bâtiments, des infrastructures, face à l’ampleur des besoins, l’État et les collectivités locales ont trouvé alors la pire des parades : la démolition.
Partout en Europe, on rase des immeubles, des quartiers, car on ne sait pas répondre aux problèmes sociaux concentrés dans ces quartiers.
Ainsi les logements détruits ne sont pas toujours en mauvais état ou très délabrés. Même si certains furent construits pour une durée de vie déterminée, leur durée de vie correspondait au temps nécessaire à la construction de bâtiments de remplacement de bon standing et de qualité meilleure, qui devaient accueillir de façon régulière, raisonnée et concertée, les anciens résidents des grands ensembles. Aujourd’hui, on rase vite, on déloge et on déplace des individus, au nom de la mixité sociale, sans concertation, ni même de consultation démocratique des habitants.
Ces politiques de démolitions et de déplacements des populations sont un double aveu : on ne s’attaque pas aux vrais problèmes des quartiers et des banlieues qui sont avant tout : la concentration de pauvreté, le manque d’emploi, d’équipements publics, d’infrastructures, de moyens de transport. C’est pourtant cette lutte contre la pauvreté qui est en définitive le moyen vraiment efficace pour faire disparaître les problèmes sociaux de ces quartiers. Ce n’est pas en éliminant les quartiers qu’on élimine la pauvreté. On suppose que le fait de saupoudrer quelques ménages de classe « moyenne » dans des quartiers populaires ou de mettre quelques pauvres au milieu de riches est bénéfique aux pauvres.
Lors de leur annonce, les politiques de démolitions garantissent que pour chaque logement social détruit on reconstruira un logement social neuf. Cet engagement en Allemagne comme en France n’est pas tenu. En France, moins d’un tiers de l’offre démolie a été reconstruite[55] au [56].
De plus, beaucoup des logements reconstruits sont toujours plus chers à la location et ils ne répondent qu’à une petite minorité de demandeurs de logements sociaux. En revanche, les logements détruits sont souvent des logements sociaux au loyer très faible, accessibles aux familles modestes et répondant à la très grande majorité de demandeurs de logements sociaux. Cette politique dite de rénovation urbaine, accentue le décalage entre l’offre et la demande de logements sociaux et aggrave la crise du logement.
Les effets néfastes de cette politique depuis l’année 2000 sont largement abordés dans le document que vient de publier la division logement de l’Insee[57]. Cette étude confirme ce que la fondation Abbé Pierre dénonce depuis des années dans ces rapports : il y a augmentation des mal logés et évolution du mal-logement. Le rapport 2010 de la Fondation Abbé Pierre (FAP) sur l’état du mal-logement en France, chiffre à 3,5 millions le nombre de personnes « non ou très mal logées ». La FAP inclut dans son estimation les personnes en location meublée et les ménages sous décision juridique d’expulsion. À cela s’ajoutent 6,6 millions de personnes « en situation de réelle fragilité à court ou moyen terme », correspondant à des difficultés relatives au maintien dans le logement. En tout, ce sont plus de 10 millions de personnes qui vivent mal.
Propositions de think tank
- Parmi ses multiples articles au sujet de la crise du logement, l’Institut de recherches et d’informations socioéconomiques (IRIS) suggère plusieurs mesures politiques pour remédier structurellement à la hausse de la valeur foncière, mais également des mesures plus immédiates pour freiner l’érosion du parc de logements locatifs en réhabilitant des leviers municipaux, sans attendre des changements législatifs provinciaux. Afin de modifier durablement la composition des quartiers et de doter la Ville d’outils de planification urbaine, l’IRIS propose de créer des réserves de bâtiments pour des fins publiques d’habitation, de rendre conditionnel l’octroi de permis à la sauvegarde du logement locatif à coût abordable, puis d’instaurer un nouveau type de zonage pour préserver la tenure locative du cadre bâti[58].
- La fondation française de gauche réformiste Terra Nova propose par exemple que l'État incite les propriétaires privés à offrir des logements à des conditions favorables aux moins favorisés en prenant à sa charge le différentiel entre loyer du marché et loyer social[59].
- L'Institut Montaigne, de tendance libérale modérée, propose une solution analogue, en y ajoutant une plus grande mobilité des occupants du parc de logements sociaux[60]. D'une manière générale, l'idée libérale est qu'il peut exister des locataires sociaux, mais certainement pas des logements sociaux, qui ne sont en réalité que des logements à la discrétion de la puissance publique, mal alloués (à des gens qui n'en ont pas, ou plus, besoin), source de corruption, et proposés à des prix tellement avantageux que leur offre est par définition inférieure à la demande, donc source de crise.
La subdivision de logements
Parfois associé au développement des phénomènes d'habitats groupés et de colocation (à Londres notamment), c'est un mode de production d'habitat[61] (parfois « alternatif »[62], encouragé par les contextes de crise du logement et c'est devenu en Europe et dans de nombreuses capitales (Beyrouth par exemple[63]) un phénomène très courant depuis les années 1990[64],[65],[66]. Elle contribue à la densification urbaine, et au phénomène de ville reconstruite sur elle-même[67], mais pas toujours dans de bonnes conditions pour la population.
Il a été montré que la subdivision de logements existants (généralement unifamiliaux) est très souvent source d’habitat indigne et insalubre, notamment car les réseaux d’eau, gaz, électricité, les écoles, les capacités de parking et de transport, ou systèmes de collecte et gestion des déchets n’ont pas été dimensionnés pour répondre aux besoins de cette nouvelle population[66],[68]. En France, la subdivision fut, par exemple, fortement augmentée en Seine-Saint-Denis et dans la métropole lilloise de 2000 à 2017, surtout dans les zones de forte demande en logements, à population modeste et où les logements sociaux font défaut, là où de nombreux logements individuels anciens sont présents à des prix permettant une bonne rentabilité. Dans le même pays, la loi ALUR a mis en place un « permis de diviser » et un « permis de louer », qui devraient limiter les risques de dérive (type marchands de sommeil)[66]. En outre les conditions de déclaration de mise en location de logement et d'autorisation préalable de mise en location de logement ont ainsi été précisés par deux arrêtés, dans le journal officiel de [66].
Perspectives et défis à venir
Vers une crise durable ou une transformation du modèle ?
Notes et références
- Commission canadienne des droits de la personne, « La financiarisation du logement locatif multifamilial au Canada. Un rapport pour le Bureau du défenseur fédéral du logement », 2022. https://publications.gc.ca/collections/collection_2023/ccdp-chrc/HR34-4-2022-fra.pdf
- ↑ Ingrid Nappi-Choulet, « Le logement, laissé-pour-compte de la financiarisation de l'immobilier », Esprit, no 1, , p. 84–95 (ISSN 0014-0759, DOI 10.3917/espri.1201.0084, lire en ligne, consulté le )
- ↑ Martine Drozdz & Antoine Guironnet & Ludovic Halbert, « Les villes à l’ère de la financiarisation », Métropolitiques, (lire en ligne, consulté le )
- ↑ Territoires innovants en économie sociale et solidaire (TIESS), « Les fiducies d’utilité sociale », 2019, p.12. https://tiess.ca/download/documents/TIESS-FUS-synthese_connaissances.pdf
- Louis Gaudreau, Le promoteur, la banque et le rentier, Lux, 2020.
- ↑ Fondation Abbé Pierre et Feantsa (Fédération européenne des associations nationales travaillant avec les sans-abris), 2019, 4e rapport sur le mal-logement en Europe, présenté à Paris en
- Trabelsi, Lina (2019) La crise du logement est aussi européenne ; Batiactu le 03/04/2019
- ↑ « Les résultats de l’Enquête sur les logements locatifs 2020 sont disponibles », sur cmhc-schl.gc.ca (consulté le )
- ↑ Communauté métropolitaine de Montréal, « Perspective Grand Montréal » [PDF], sur cmm.qc.ca,
- ↑ « Alloprof aide aux devoirs », sur alloprof.qc.ca (consulté le )
- ↑ Statistique Canada Gouvernement du Canada, « Société canadienne d'hypothèques et de logement, taux d'inoccupation, logements en bandes et immeubles d'appartements des trois logements et plus, logements d'initiative privée dans les régions métropolitaines du recensement, moyennes pondérées », sur www150.statcan.gc.ca, (consulté le )
- ↑ « Prix des loyers : les données de la SCHL loin de la réalité, selon le RCLALQ », sur Radio-Canada.ca (consulté le )
- ↑ « Rapports de la SCHL : Les loyers explosent et la crise du logement persiste selon le RCLALQ », sur Regroupement des comités logement et associations de locataires du Québec, (consulté le )
- ↑ « Sans loi ni toit : Enquête sur le marché incontrôlé des loyers », sur Regroupement des comités logement et associations de locataires du Québec (consulté le )
- ↑ « L'itinérance au Québec - Deuxième portrait - Publications du ministère de la Santé et des Services sociaux », sur publications.msss.gouv.qc.ca (consulté le )
- ↑ « Quels sont les besoins actuels des familles de tout-petits en matière de logement? », sur tout-petits.org (consulté le )
- ↑ Front d’action populaire en réaménagement urbain (FRAPRU), « Dossier noir : logement et pauvreté », octobre 2023, p.18. https://www.frapru.qc.ca/wp-content/uploads/2023/09/DossierNoirFRAPRU2023.pdf
- ↑ « Housing and Mental Health », sur ontario.cmha.ca (consulté le )
- ↑ Association canadienne pour la santé mentale, « Le logement : un déterminant majeur de la santé mentale », 2017, p. 8. https://acsmmontreal.qc.ca/wp-content/uploads/2017/02/ACSM-rapport-logement-sante-mentale.pdf
- ↑ Regroupement des maisons pour femmes victimes de violence conjugale, « Pérenniser le soutien aux femmes et aux enfants victimes de violence conjugale », février 2023. https://maisons-femmes.qc.ca/wp-content/uploads/2023/05/Memoire-consultations-prebudgetaires-2023-VF2.pdf
- ↑ Didier Demazière, Serge Paugam et Didier Demaziere, « La disqualification sociale. Essai sur la nouvelle pauvreté », Revue Française de Sociologie, vol. 33, no 1, , p. 121 (ISSN 0035-2969, DOI 10.2307/3322344, lire en ligne, consulté le )
- ↑ Sabrina Daine, Sarah Denis, Amanda Djafer et Sabah Elmostefa, « Le logement : une crise globale et individuelle », Spécificités, vol. 4, no 1, , p. 93–106 (ISSN 2256-7186, DOI 10.3917/spec.004.0093, lire en ligne, consulté le )
- ↑ Gérard Neyrand, « Conclusion », dans Faire couple, une entreprise incertaine, Érès, (lire en ligne), p. 221–225
- Marie J. Bouchard, Winnie Frohn et Richard Morin. « Le logement communautaire au Québec : apports et limites d’une innovation sociale », Lien social et Politiques, No 63, 2010. https://www.erudit.org/en/journals/lsp/2010-n63-lsp3885/044152ar.pdf
- ↑ Loïc Wacquant, Parias urbains, Ghetto, banlieues, État, La Découverte, 2006, Paris.
- ↑ Un projet de ville nouvelle est lancé pour désengorger Tanger, article de Grégoire Allix paru le dans le quotidien Le Monde.
- ↑ Le modèle urbain américain confronté au modèle urbain parisien : deux approches métropolitaines précise ainsi que « les franges urbanisées [des métropoles américaines] souffrent souvent d’un manque d’équipement, de pollution due à la nécessaire utilisation de l’automobile, de saturation des voies de communication, et de destruction irraisonnée des paysages naturels. »
- ↑ History of Energy in the United States: 1635-2000, figure 7 sur le site de l'Energy Information Administration des États-Unis.
- ↑ « Plus la ville est dense, moins elle pollue. »
- ↑ Comment donner un prix à la nature ? article de Pascal Canfin paru dans Alternatives économiques no 276, janvier 2009
- ↑ « Quelques mythes sur les causes de la crise du logement »
- ↑ David Harvey, Le capitalisme contre le droit à la ville: néolibéralisme, urbanisation, résistances, Paris, Amsterdam, , 93 p. (ISBN 978-2-35480-095-6)
- ↑ Peter Malpas, État-providence et logement au XXIe siècle : le "maillon faible" en question, Paris, L'harmattan, , 427 p. (ISBN 978-2-296-02607-0), p. 17-30
- ↑ Les structures sociales de l'économie - Pierre Bourdieu
- ↑ Marie Chabrol et al., Gentrifications, Paris, Amsterdam, , 357 p. (ISBN 978-2-35480-145-8)
- ↑ « Les Sciences Economiques et Sociales », sur ens-lyon.fr via Wikiwix (consulté le ).
- ↑ (en) Neil Smith, The New Urban Frontier: Gentrification and the Revanchist City, London, Routledge, , 288 p. (ISBN 978-0-415-13254-1)
- ↑ http://www.gouvernement.fr/gouvernement/la-vente-de-logements-sociaux-a-leurs-locataires
- ↑ François Cusin et Hugo Lefebvre, « La financiarisation de l’immobilier résidentiel aux États-Unis : genèse et conséquences socio-spatiales de la crise des subprimes », Espaces et sociétés, , p. 105-122 (10.3917/esp.174.0105)
- ↑ Le Monde avec AFP, « Année record pour les saisies immobilières aux États-Unis », Le Monde, (lire en ligne, consulté le ).
- ↑ « Droits et Habitats », sur comite-actions-logement.org (consulté le ).
- ↑ « Un toit c'est un droit ! », sur droitaulogement.org (consulté le ).
- ↑ « Être sans domicile, avoir des conditions de logement difficiles », sur insee.fr (consulté le ).
- ↑ INSEE PREMIERE -no 1291 - MAI 2010 L’accession à la propriété dans les années 2000. http://www.insee.fr/fr/themes/document.asp?ref_id=ip1291
- ↑ Institut de recherche et d’informations socio-économiques (IRIS), « Logement 2012 : Le jeu risqué de la SCHL », juin 2012. https://iris-recherche.qc.ca/wp-content/uploads/2021/03/Note-logement-2012-web.pdf
- ↑ Tribune dans Libération le 5 septembre 2006.
- ↑ "Toits ou plafonds ? Le problème actuel du logement", in Popular Essays on Current Problems. Volume I, numéro 2 (septembre 1946)
- ↑ Hernando de Soto, Le Mystère du capital, p. 107
- ↑ « L’habitation communautaire | AGRTQ | Développer l'habitation communautaire avec et pour les collectivités », sur agrtq.qc.ca (consulté le )
- ↑ Confédération québécoise des coopératives d’habitation (CQCH), « Les coopératives d’habitation du Québec et la fin des conventions : principaux impacts », p.4. https://cooperativehabitation.coop/wp-content/uploads/2022/01/Les-cooperatives-dhabitation-du-Quebec-et-la-fin-des-conventions.-Principaux-impacts.pdf
- ↑ « Site ACHAT », sur ACHAT (consulté le )
- ↑ « AccèsLogis Québec - Société d'habitation du Québec », sur www.habitation.gouv.qc.ca (consulté le )
- ↑ Yves Vaillancourt, « AccèsLogis Québec (1997-2015) : les hauts et les bas de la co-construction d’une politique publique », Centre de recherche sur les innovation sociale UQAM, p.59. https://crises.uqam.ca/wp-content/uploads/2018/10/CRISES_ET1601_v2.pdf
- ↑ « Un registre des loyers comme expérience pour une stratégie sociale de développement numérique », sur Institut de recherche et d’informations socioéconomiques, (consulté le )
- ↑ www.fondation-abbe-pierre.fr/_pdf/rml_10_chap_3.pdf
- ↑ http://www.fnars.org/index.php/analyses/8-analyses/1661-plan-de-relance
- ↑ INSEE Premier - no 1330 - JANVIER 2011 : Être sans domicile, avoir des conditions de logement difficiles : La situation dans les années 2000. http://www.insee.fr/fr/themes/document.asp?ref_id=ip1330
- ↑ Institut de recherche et d’informations socio-économiques (IRIS), « Spéculation immobilière et accès au logement », 2019. https://iris-recherche.qc.ca/wp-content/uploads/2021/03/Spe_culation_immobilie_re_-_Logement_locatif_WEB.pdf
- ↑ Du logement social dans le privé
- ↑ HLM, parc privé - Deux pistes pour que tous aient un toit.
- ↑ Dethier P & Halleux J.M (2014) Production de l'habitat et enjeux territoriaux Conférence Permanente du Développement Territorial]
- ↑ Lʼhabitat alternatif face au droit (normes de salubrité, domiciliation, taux cohabitant, prescriptions urbanistiques et règles anti-discrimination) ; par Nicolas Bernard, professeur aux Facultés universitaires Saint-Louis.
- ↑ Clerc V (2015) La réforme du secteur locatif au Liban, vers un bouleversement physique et social majeur à Beyrouth.
- ↑ Dekeuwer S " La modification du nombre de logements dans une construction existante. Analyse de situations existantes et envisagées en régions bruxelloise et wallonne.
- ↑ Bastin, A., Pirotte, B., Halleux, J. M., Nguyen, A., & Perin, V. (2005). Enquêtes auprès des maîtres d’ouvrage privés ayant réalisé des travaux soumis à permis d’urbanisme. In: Reconstruire la ville sur la ville. Recyclage des espaces dégradés. Conférence Permanente du Développement Territorial.
- La division de logements explose et inquiète parfois, batiactu Victor Miget, le 13/06/2017
- ↑ De Keersmaecker, M. L., Denef, J., Harou, R., Picard, L., Billen, C., Gaiardo, L., ... & Nguyen, A. (2005). Reconstruire la ville sur la ville-Recyclage des espaces dégradés. Conférence Permanente du Développement Territorial.
- ↑ Degeyter, C. (2017). IV/Des jeunesses confrontées à un espace scolaire segmenté. Repères, 67-82. (lien)
Annexes
Articles connexes
Lien externe
Bibliographie
- Claire Levy-Vroelant (Sous la direction de), Valérie Laflamme (Auteur), Collectif (Auteur), Thibault Tellier (Auteur), Douglas Robertson (Sous la direction de), Jim Smyth (Sous la direction de), Le logement précaire en Europe : Aux marges du palais Broché: 430 pages, éd. L'Harmattan (), Collection : Habitat et sociétés, (ISBN 2296026079).