Le multiethnisme définit le principe d'un pays, d'une société, d'une famille ou d'une personne qui assume la diversité de ses composantes et origines nationales ou ethniques. Le terme provient du latin multi signifiant « plusieurs » et du grec ἔθνος / éthnos désignant les origines.
Définition
Le multiethnisme est un terme à manier avec précaution car le terme « ethnique » est polysémique et discuté. Tout d'abord, il dérive de l'un des quatre mots qui, en grec ancien, servaient à désigner les groupes humains : γένος / genos signifiant « famille, clan, tribu », λάος / laos signifiant « peuple assemblé, foule », δῆμος / dêmos signifiant « peuple du lieu, citoyens » et ἔθνος / éthnos signifiant « gens de même origine »[1]. Ensuite, ethnos est naturalisé allemand en 1787[2] et « ethnie » apparaît en 1896 en français chez l'anthropologue Georges Vacher de Lapouge[3].
Les concepts d'ethnie et de multiethnisme sont en jeu dans les notions juridiques de « droit du sang » et de « droit du sol ». Le législateur peut, conformément au « droit du sang », prendre en compte l'identité ethnique au risque de créer des différences de droit selon les origines, ou bien la reléguer dans la sphère privée et uniquement culturelle conformément au « droit du sol » afin d'assurer l'égalité de statut légal de toutes les personnes vivant sur un même territoire, travaillant dans la même entreprise ou appartenant à la même confession religieuse, indépendamment de leurs origines[4].
En France, le terme « multiethnisme » reste très rarement employé avant les années 1980. Il commence à être davantage utilisé dans les débats autour de la mondialisation, du multiculturalisme, du métissage et du « vivre-ensemble ». Il peut prendre une connotation positive en référence au melting pot artistique, sportif et social, en parallèle avec le concept de multiculturalisme, et en lien avec la notion d'« égalité des chances »[5],[6]. Il peut aussi prendre une connotation négative dans la thèse du « grand remplacement » de Renaud Camus[7], et plus largement dans les mouvements ségrégationnistes et identitaires[8].
Exemples
Entités multiethniques
À titre d'exemples, on parle de « multiethnisme » à propos[9] :
- des États-Unis avec leurs différentes communautés officiellement reconnues (afro-Américains, Amérindiens, euro-Américains, franco-Américains, latino-Américains…) ;
- de l'Union soviétique avec sa soixantaine de « nationalités constitutives » réparties sur 15 républiques socialistes soviétiques fédérées et 38 républiques, régions et arrondissements autonomes (dont la fédération de Russie a en partie hérité) ;
- de l'Union européenne avec ses 27 nations (États membres) et 24 langues officielles de l'Union européenne ;
- des états où coexistent des communautés comme celles de Belgique et comme la Suisse alémanique, romande et italique ;
- de la Chine avec ses 56 ethnies officiellement enregistrées ;
- de l'Inde avec ses 270 langues maternelles recensées, dont 122 enseignées et 22 officielles ;
- de la plupart des pays d'Afrique ;
- des entreprises dont les propriétaires, les actionnaires, les responsables et les salariés sont de nationalités et d'origines multiples ;
- des communautés religieuses comme l'église catholique, l'église réformée, l'hindouisme ou l'islam ;
- des véhicules dont l'équipage provient de pays différents, sans compter le propriétaire, l'armateur, l'affréteur, la chargement, le pavillon et l'immatriculation, qui eux aussi peuvent renvoyer à de multiples pays ;
- de nombreux arts, comme le gréco-bouddhique ou le reggae.
Aspects juridiques
La problématique juridique du « multiethnisme » pose ipso facto la question du repérage, par dénombrement des populations par communautés[10]. Certains pays recensent leur population suivant des critères ethniques, d'autres non[11].
- La législation de la France métropolitaine ne reconnaît pas officiellement le multiethnisme car tous les citoyens français, quelles que soient leurs origines, langues maternelles ou usuelles, croyances, traditions, physionomies, forment constitutionnellement un seul peuple et les statistiques ethniques n'y sont pas autorisées : dans l'état civil français, l'origine ethnique n'est pas indiquée et n'a pas d'existence juridique[12]. En revanche, elles le sont en Nouvelle-Calédonie dont le multiethnisme est ainsi officiellement reconnu[13].
- Divers pays reconnaissent le multiethnisme sans que cela implique des différences de droit entre leurs citoyens : c'est le cas de l'Espagne, de l'Italie, de l'Allemagne, de l'Autriche ou de la Pologne. En Italie, tous les citoyens sont égaux en droits mais la loi reconnaît des « minorités linguistiques historiques » dont les langues sont, localement, co-officielles[14].
- En Grèce, depuis 1951, le code de la nationalité, à l'instar du code français, ne reconnaît pas l'origine ethnique des citoyens, et les minorités culturelles comme les Arvanites ou les Valaques sont considérées comme membres de droit de l’hellênikí ethnikí koinonía, la nation grecque moderne ; en Turquie le « multiethnisme » n'est pas non plus reconnu, à une exception près : les dispositions du Traité de Lausanne qui imposent de décompter comme « grec » tout citoyen turc de confession orthodoxe et comme « turc » tout citoyen grec de confession musulmane[15]. Musulmans, les Kurdes de Turquie ne sont pas décomptés à part des Turcs.
- En Israël, c'est principalement la religion qui définit le caractère multiethnique de l'État, comprenant des citoyens Juifs, Arabes (musulmans ou chrétiens), Druzes, Baha'i… ; en dehors de l'ensemble des citoyens israéliens, il y a parmi les habitants du pays des « résidents permanents non-citoyens » (hébreu : תושב קבע toshav keva) comme les Palestiniens de souche non-juive d'Israël et de Cisjordanie-Gaza ou encore les Syriens du plateau du Golan[16]. Selon les lois fondamentales d'Israël, deux termes définissent le caractère multiethnique de la population israélienne : les Eda (pl. Edot) et les Le’om. Les Eda concernent les juifs shevatim qui se réclament des tribus israélites bibliques selon le droit du sang (citoyenneté par filiation). Les Le’om concernent le multiethnisme israélite selon le droit du sol (citoyenneté par lieu de naissance) : ce sont par exemple les guéruzim originaires de Géorgie, les sefardim originaires d'Espagne, les ashkenazim originaires d'Europe centrale et orientale, les mizrahim originaires des pays musulmans, les juhuri originaires du Caucase, les ourfalim originaires de la région turque autour d'Urfa et bien sûr les sabra nés en Palestine avant l'indépendance d'Israël. Le multiethnisme selon le droit du sang s'applique aussi à des groupes qui ne sont pas forcément définis par la religion, mais par une origine géo-historique : c'est le cas des Arméniens d'Israël ou des Circassiens d'Israël[17].
- Le multiethnisme religieux constitutionnel sépare aussi les communautés de Chypre[18] ou du Liban (dont le parlement réserve des sièges aux confessions et aux ethnies et qui est dirigé par les leaders des trois confessions majoritaires : président maronite, premier ministre sunnite et président de l'assemblée chiite[19]).
- Plusieurs pays d'Europe centrale et orientale ont légalisé le multiethnisme en permettant la représentation au parlement de leurs communautés ethniques en tant que telles[20].
- Enfin la Belgique avec ses communautés et ses régions linguistiques[21], l'Australie avec ses réserves aborigènes, le Brésil[22], le Canada[23] et les États-Unis[24] avec leurs « réserves indigènes » ainsi que la Chine[25] et la Russie[26] avec leurs entités ethniques autonomes (« sujets », « régions », « arrondissements »…) offrent des exemples d'organisation territoriale fédérale basée sur le multiethnisme.
Notes et références
- Gilles Ferréol (dir.), Dictionnaire de sociologie, Armand Colin, Paris 2010, (ISBN 9782200244293)
- Amselle et M'Bokolo 1985, p. 14 (éd. 1999).
- André Béjin, « Le Sang, le sens et le travail : Georges Vacher de Lapouge, darwiniste social, fondateur de l’anthroposociologie », Cahiers internationaux de Sociologie, vol. LXXIII, , p. 325-343
- Catherine Coquery-Vodrovitch, « Du bon usage de l’ethnicité… », Le Monde diplomatique, (lire en ligne).
- Serge Malik, Histoire secrète de SOS Racisme, 1990.
- Philippe Juhem, SOS Racisme : histoire d'une mobilisation apolitique : tel.archives-ouvertes.fr/tel-00131701/document, 1998.
- Renaud Camus, Le Grand Remplacement, éd. David Reinharc, Neuilly-sur-Seine 2011 et 2012.
- Jean-Paul Gourévitch, Le grand remplacement, réalité ou intox ?, éd. Pierre-Guillaume de Roux, 2019, (ISBN 978-2-36371-288-2).
- Lawrence C. Becker, Charlotte B. Becker, Encyclopedia of Ethics, Routledge, Abingdon-on-Thames, 2013.
- Jean-Luc Richard, « Statistiques ethniques et citoyenneté », sur laviedesidees.fr, (consulté le )
- Fredrik Barth, en Ethnic Groups and Boundaries: The Social Organization of Culture Difference, Waveland Press, 11 mars 1998 (ISBN 9781478607953).
- L'article 8 de la loi « Informatique et libertés » de 1978 interdit « de collecter ou de traiter des données à caractère personnel qui font apparaître, directement ou indirectement, les origines raciales ou ethniques : cf.: « Un amendement au projet de loi sur l'immigration autorise la statistique ethnique », Le Monde, (lire en ligne).
- La CNIL a donné un avis favorable au recensement multiethnique de 2009.
- « Décret no 345 du président de la République italienne du 2 mai 2001 d'application de la loi no 482 du 15 décembre 1999 portant sur les règles de protection des minorités linguistiques historiques », Journal officiel italien du 13 septembre 2001 - [1].
- "La minorité turque de Thrace occidentale - REGARD SUR L'EST", source
- Loi sur la citoyenneté israélienne, chap. « Histoire », paragr. « Définition légale du juif »
- Claude Klein, Le Droit israélien, Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je ? » n° 2512, Paris, 1990 et La Démocratie d'Israël, Seuil, Paris, 1997.
- Georges Vlachos, L'organisation constitutionnelle de la République de Chypre in : « Revue internationale de droit comparé », 1961
- Voir Système de la Troïka
- En Hongrie, la constitution permet aux citoyens hongrois qui ne sont pas de souche magyare, de se déclarer membres d'une autre « nationalité ethnique » : les allemands, les slovaques, les slovènes, les croates, les serbes, les bulgares, les polonais, les ruthènes, les ukrainiens, les roumains, les grecs, les arméniens, les juifs et les roms, représentés au Parlement et regroupés en une « collectivité des minorités » (nemzetiségi önkormányzat : voir [2]. En Roumanie, la constitution définit, par son article 62, la nationalité roumaine selon le droit du sol (cetăţenie, « citoyenneté ») pour tous les habitants du pays, mais en outre, s'ils ne sont pas culturellement et linguistiquement Roumains, ils peuvent aussi déclarer leur appartenance à une « nationalité ethnique » (naţionalitate) selon le droit du sang. Ils peuvent alors se déclarer Hongrois (dont les Sicules et les Csángós), Allemands (dont les Saxons), Turcs, Tatars, Juifs, Grecs, Aroumains, Roms, Bulgares, Russes (dont les Lipovènes), Ukrainiens (dont les Ruthènes et les Houtsoules), Croates (dont les Carashovènes), Serbes, Tchèques ou Slovaques et former des partis politiques ethniques, représentés d'office au Parlement : voir (ro) « Constitutia din 31/10/2003 » (consulté le ).
- Voir Article premier de la Constitution belge, Article 2 de la Constitution belge et [3]
- Christiane Galus, Le réveil des peuples autochtones, article dans Le Monde du 08-12-2007, [lire en ligne]
- Au Canada, le terme « groupes ethniques » désigne les groupes sociaux issus de l'immigration, qui ne font partie ni des deux « peuples fondateurs » (Anglais et Français), ni des « peuples autochtones » (Amérindiens, Inuits, Métis). Un autre terme a été introduit en 1995 dans la législation canadienne, celui de « minorité visible ».
- Les États-Unis ont une politique officielle de catégorisation ethno-raciale depuis la fin du XVIIIe siècle lorsque la classification raciale est devenue « scientifique » plutôt que « religieuse ». L'historien David Hollinger (en) a inventé l'expression « pentagone ethno-racial » pour désigner cinq catégories principales qui comprennent les Afro-Américains, Amérindiens, Hispaniques, Asiatiques, Blancs (caucasiens) et une autre catégorie dite « multiraciale ». Ce consensus de catégorisation hérité de l'histoire résulte d'une congruence entre l'auto-désignation et l'hétéro-désignation par les Américains : voir David Hollinger, (en) Postethnic America: Beyond Multiculturalism, Basic Books 1995, pp.19-50.
- La constitution de la république populaire de Chine, dont tous les habitants ont, selon le droit du sol, la « citoyenneté chinoise », reconnaît en outre selon le droit du sang et selon le modèle soviétique, 56 « ethnies » appelées « nationalités » (少数民族 : shǎoshǔ mínzú = « ethnie minoritaire », ou 族 : zú pouvant signifier « clan », « groupe », « peuple », « ethnie », « tribu » : la liste figure dans les annexes des dictionnaires chinois-français, avec la liste des provinces - voir Wen Zongfu Petit dictionnaire chinois-français), dont les Hans, qui représentent 92 % de la population, mais sont eux-mêmes linguistiquement divisés, avec plusieurs dialectes, et plusieurs variantes régionales du chinois mandarin. Mentionnée, comme dans l'ex-URSS, sur la carte d'identité, l'identité ethnique permet, selon le gouvernement chinois, d'appliquer une « discrimination positive », afin de préserver la culture et la langue des peuples « non-hans ».
- L'URSS, à l'instar d'autres pays d'Europe centrale et orientale, distinguait la citoyenneté selon le droit du sol de la « nationalité » selon le droit du sang, dans le sens de groupe ethnique (natsiïa) : tous les Soviétiques avaient la même citoyenneté, celle de l'URSS, mais appartenaient à des groupes ethniques différents (et parfois fictifs) également mentionnés sur leurs cartes d'identité (voir Svetlana Alieva (dir.) (ru) Natsional'nye gody 1919-1952, repressii v SSSR -« Politique nationale, 1919-1952, et répression en URSS »-, Fonds Culturels Internationaux Russes, Moscou 1993 en trois tomes). En employant des critères de définition arbitraires, l'ethnologie soviétique a tenté de manipuler les identités, soit pour diviser des groupes jugés trop importants (cas des Adyghés séparés des autres Circassiens, ou cas des Moldaves séparés des autres Roumains), soit pour rassembler artificiellement des groupes dont on voulait détruire l'identité (par exemple en comptant comme « Coréens » les colons japonais capturés en 1945 au Manchoukouo et déportés au Kazakhstan : voir Nikolaï Feodorovitch Bougaï, (ru) Корейцы Союза ССР в ХХ веке. История в документах - « Les Coréens d'URSS au XXe siècle ; histoire et documents » - Moscou 2003). En créant un complexe système d'entités territoriales prétendument « autonomes » mais d'échelons administratifs différents (de la république fédérée, telle l'Arménie, au simple arrondissement autonome, tel l'Artsakh inclus dans l'Azerbaïdjan, en passant par des « républiques autonomes » subalternes dans des républiques fédérées telles le Tatarstan ou la RSSA des Bachkirs en Russie), Staline s'est partiellement inspiré du système américain des États fédérés et des réserves indiennes, mais ce système discriminatoire, générateur de nombreuses frustrations, ne pouvait garder sa cohérence que dans un régime totalitaire, et avec la fin du totalitarisme, l'Union soviétique s'est fragmentée, comme divers analystes l'avaient d'ailleurs anticipé (voir Andreï Amalrik, L'Union soviétique survivra-t-elle en 1984 ? Fayard 1970, et Hélène Carrère d'Encausse L'Empire éclaté, Fayard, 1979).