Les Enfants de la grand-route (en allemand : Hilfswerk für die Kinder der Landstrasse) est un programme d'enlèvements créé par Pro Juventute en 1926. Il vise à la sédentarisation des gens du voyage en séparant les enfants yéniches de leurs parents et en les plaçant dans des institutions ou dans des familles d'accueil. Ce programme est suspendu en 1973, sa révélation par la presse ayant suscité un vaste scandale.
Le 21 février 2025, la Suisse reconnaît que ce programme est constitutif d'un crime contre l'humanité.
Placements forcés d'enfants yéniches
En 1926 est créée l'« Œuvre des enfants de la grand-route » sous l'influence d'Alfred Siegfried, sur une demande de Giuseppe Motta[1],[2] afin de retirer les enfants de parents yéniches, leur mode de vie nomade étant considéré comme un fléau social à éradiquer[3]. Le but étant de les sédentariser, 586 enfants seront ainsi placés dans des orphelinats ou dans des familles d'accueil et subiront parfois de mauvais traitements[4],[5] ,[6]. La moitié de ces enfants proviennent des Grisons, mais des familles des cantons du Tessin, de Saint-Gall et de Schwytz sont également touchées[7].
L'hebdomadaire alémanique Der Schweizerische Beobachter ayant dévoilé le scandale des placements forcés[8], ces activités suscitent un vaste scandale public[9]. L'« Œuvre » est dissoute en 1978[10].
Le président de la Confédération, Alphons Egli, présente des excuses publiques, le projet ayant été financé avec l'aide financière de l'État. Pro Juventute présente aussi des excuses aux victimes[11] à travers la conseillère fédérale Simonetta Sommaruga. Guido Fluri estime que ce n'est pas suffisant ; en désaccord avec le refus des autorités suisses d'accepter une indemnisation des victimes pour ne pas créer de précédent, il lance une initiative populaire demandant l'indemnisation[12],[13].
Un fonds d'entraide de 7 millions de francs suisses est créé, mais le Canton de Genève refuse d'y participer.
En 1981, Mariella Mehr, pupille de Pro Juventute, publie son autobiographie, L'âge de pierre, qui relate son expérience personnelle[14]. Clément Wieilly découvre à l'âge de 60 ans qu'il a une sœur en Argovie, et il crée le une association d'aide aux personnes qui ont vécu la même situation[15], nommée Agir pour la dignité.
En 1992, le réalisateur Urs Egger (de) réalise un film sur le sujet : Les Enfants de la grand-route (de).
Une exposition de photographies de 1944, réalisée par le photographe Paul Senn, retrace les conditions du foyer pour garçons de Sonnenberg. L'exposition est reprise en version itinérante afin de sensibiliser l'opinion publique[16],[17].
Analyses
Selon l'anthropologue Walter Leimgruber, les théories racistes, eugéniques et nationalistes ont joué un rôle important dans la marginalisation des enfants yéniches en Suisse et dans les persécutions qui leur ont été infligées[18].
« Les enfants du voyage étaient labellisés comme racialement inférieurs, sur base de recherches menées par des psychiatres comme Josef Joerger (1919), qui avait désigné les Yeniches comme « psychopathes amoraux », « nymphomanes » ou « alcooliques irrécupérables » », selon la sociologue Véronique Mottier[19].
Dans la racialisation en Suisse (2022), Jovita dos Santos Pinto et ses collègues situent les enlèvements, qui avaient pour but de sédentariser les enfants yéniches, et en définitive de « détruire les cultures non sédentaires », dans un ensemble de pratiques telles que les stérilisations forcées en Suisse, qui ont ciblé également des personnes racisées, ainsi que d'autres catégories socialement défavorisées ou handicapées[20].
Reconnaissance de crime contre l'humanité
Le 21 février 2025, à la demande d'associations dont l'association de défense des gens du voyage suisses, la Suisse reconnaît que les mesures prises à l'encontre des enfants yéniches et manouches constituent un crime contre l'humanité mais rejette l'idée qu'il puisse s'agir d'un génocide. La ministre de l'intérieur Élisabeth Baume-Schneider déclare que ces faits sont « une page très sombre » de l'histoire de la Suisse et qu'il fallait entendre « par crimes contre l'humanité une attaque généralisée ou systématique lancée contre toute population civile »[21].
Notes et références
- ↑ (de) « Das "Hilfswerk für die Kinder der Landstrasse" der Pro Juventute - ein Fall von Völkermord in der Schweiz? », sur Thata.ch, (consulté le )
- ↑ (de) « Pro Juventute », sur www.bsr-mvs.ch (consulté le )
- ↑ Jean-Pierre Moutier et Francis Luisier, « Enfance volée », rts.ch, (lire en ligne, consulté le )
- ↑ « Une sale histoire », sur RTS (consulté le )
- ↑ Eric Lecoultre, « Genève n’a pas assumé sa politique », LeCourrier, (lire en ligne, consulté le )
- ↑ Raphaël Engel, « Enfances brisées », rts.ch, (lire en ligne, consulté le )
- ↑ Programme national de recherche 51 «Intégration et exclusion [1]
- ↑ Article sur le site du Préposé fédéral à la protection des données et à la transparence (PFPDT)
- ↑ Jourdan L. : "Chasse aux Tziganes en Suisse.", Le Monde diplomatique, octobre 1999
- ↑ Site du Préposé fédéral à la protection de données et à la transparence
- ↑ Isabelle Eichenberger, « Vers la réhabilitation des «enfants-esclaves» de Suisse », SWI swissinfo.ch, (lire en ligne, consulté le )
- ↑ Ariane Gigon, « Guido Fluri, l'ange gardien zougois », La Liberté, (lire en ligne)
- ↑ Ariane Gigon, « Un demi milliard en réparation », La Liberté, (lire en ligne)
- ↑ « Les gens du voyage dans la littérature suisse | Schweizer Fahrende - Geschichte und Gegenwart », sur www.stiftung-fahrende.ch (consulté le )
- ↑ « L'Etat m'a privé de ma soeut », La Liberté, (lire en ligne)
- ↑ RTS, « Enfances volées », SWI swissinfo.ch, inconnue non indiquée sur le site rts (lire en ligne, consulté le )
- ↑ « Actuel », sur www.enfances-volees.ch (consulté le )
- ↑ Leimgruber Walter. «Les enfants de la grand-route» : La persécution des Yéniches en Suisse. In: Revue des sciences sociales, N°30, 2003. Les cicatrices de la mémoire. pp. 70-80. DOI : https://doi.org/10.3406/revss.2003.2613, www.persee.fr/doc/revss_1623-6572_2003_num_30_1_2613
- ↑ Véronique Mottier, « État et contrôle de la sexualité reproductive : l’exemple des politiques eugénistes dans les démocraties libérales (Suisse, Suède et Royaume-Uni) », Politique et Sociétés, vol. 31, no 2, , p. 31–50 (ISSN 1203-9438 et 1703-8480, DOI 10.7202/1014350ar, lire en ligne, consulté le ).
- ↑ Un/doing Race: Racialisation en Suisse, Seismo, (lire en ligne), p.23
- ↑ « Pour la première fois, la Suisse reconnaît un "crime contre l’humanité" à l’encontre des communautés Roms », (consulté le )
Voir aussi
Articles connexes
- Yéniches
- Porajmos
- Assimilation culturelle, Génocide culturel, Ethnocide
- Enfants placés, Famille d'accueil, Adoption, Kafala
- Protection de l'enfance
Situations comparables
- Amérindiens: Pensionnats pour Autochtones au Canada
- Aborigènes d'Australie: Générations volées, National Sorry Day, Guerres de l'histoire
- Enfants réunionnais: Enfants de la Creuse (Bumidom)
- Empire ottoman: Devchirmé
Liens externes